Quand et comment interroger l’adjudicateur avant la remise des offres
Rares sont les opérateurs économiques qui peuvent affirmer avoir un jour pris part à un marché public dont les exigences et consignes formulées dans les documents du marché étaient parfaitement claires, précises et univoques.
Entre le moment où il obtient les documents du marché et celui auquel il dépose son offre, l’opérateur économique a le droit d’interroger l’adjudicateur, de lui demander des compléments ou des précisions sur les documents du marché, dont il estime avoir besoin pour établir son offre. En particulier lorsque le marché public est passé par procédure ouverte ou restreinte, procédures plus formalisées, l’opérateur économique a tout intérêt à interpeller l’adjudicateur avant de remettre son offre car « dès la date ultime d'introduction des offres, éventuellement prolongée, le soumissionnaire n'est plus fondé à se prévaloir des erreurs ou omissions qui pourraient figurer dans le métré récapitulatif ou dans l'inventaire mis à sa disposition par le pouvoir adjudicateur.
En outre, dès cet instant, il ne peut se prévaloir des vices de forme dont est entachée son offre, ni des erreurs ou omissions qu'elle comporte »[1]. En d’autres termes, il est trop tard d’invoquer de telles erreurs dans son offre ou, a fortiori, plus tard encore (notamment au stade de l’attribution du marché), à moins que l’erreur ou omission ne fasse grief à l’opérateur économique qu’à ce stade du marché[2].
[1] Article 82, arrêté royal du 18 avril 2017 relatif à la passation des marchés publics dans les secteurs classiques et article 80, arrêté royal du 18 juin 2017 relatif à la passation des marchés publics dans les secteurs spéciaux.
[2] Voy. not. CE, arrêt n° 222.357 du 1er février 2013, SA Vanassche Firefighting Engineering ; CE, arrêt n° 220.121 du 29 juin 2012, SPRL Sogepar ; CE, arrêt n° 216.423 du 23 novembre 2011, Pol Cornez e.a.
1. Quand interroger l’adjudicateur ?
Plus généralement, l’opérateur économique qui constate que les documents du marché, dans le cadre d’une procédure ouverte ou restreinte, contiennent « des erreurs ou des omissions telles qu'elles rendent impossible l'établissement de son prix ou la comparaison des offres » doit les signaler « immédiatement » et « par écrit » à l’adjudicateur, et en tout cas au plus tard dix jours avant la date ultime de dépôt des offres[1]. Ce délai de dix jours doit permettre à l’adjudicateur ainsi interpellé de vérifier l’erreur ou l’omission invoquée, de la corriger si nécessaire et de communiquer cette correction à tous les opérateurs économiques potentiellement intéressés par le marché (cf. infra), et ce à un moment où ces derniers sont encore en mesure d’intégrer la correction de l’adjudicateur dans leur offre.
Selon nous, les opérateurs économiques devraient faire application de ces principes dans tous les modes de passation, et pas seulement dans le cadre d’une procédure ouverte ou restreinte : cette démarche a vocation à clarifier les documents du marché à un moment auquel les opérateurs économiques n’ont pas encore déposé leur offre, de sorte que, si l’adjudicateur venait à préciser ses besoins, ces opérateurs économiques seraient encore en mesure de rédiger leur offre afin qu’elle y réponde de façon plus adéquate. Si, certes, la procédure négociée permet d’adapter les offres aux besoins de l’adjudicateur après le moment ultime de dépôt des offres initiales, il nous parait bien plus efficace d’anticiper cette nécessaire adaptation dès que possible.
D’ailleurs, la possibilité d’interroger l’adjudicateur avant le dépôt des offres n’est pas cantonnée à la procédure ouverte et à la procédure restreinte : deux dispositions générales, applicables quel que soit le mode de passation suivi pour l’attribution du marché, prévoient que les opérateurs économiques peuvent demander à l’adjudicateur des « renseignements complémentaires ». Il s’agit des articles 59 et 64, § 2, de la loi du 17 juin 2016[2], qui énoncent que ces renseignements doivent être communiqués aux opérateurs économiques au plus tard six jours avant la date ultime de dépôt des offres (quatre jours en cas de procédure accélérée[3]), pour autant qu’ils aient été demandés « en temps utile ». La réglementation se garde bien de définir ce qui est entendu par « en temps utile » : il revient à l’adjudicateur de fixer une date-limite, au-delà de laquelle il sera trop tard pour poser les questions. Lorsqu’il détermine cette date, l’acheteur public doit veiller à ne pas choisir de date trop tardive : il doit rester en mesure de respecter le délai de réponse que la loi lui impose (au plus tard six jours avant la date ultime de remise des offres) et prévoir un laps de temps pour préparer la réponse (et éventuellement obtenir l’aval de ses autorités, interroger un auteur de projet, un collègue technicien, …). L’acheteur ne doit pas non plus fixer de date trop hâtive : certains adjudicateurs ne laissent aux opérateurs économiques que sept ou dix jours à compter de la publication pour poser leurs questions : ce délai est bien trop court pour permettre aux opérateurs économiques de prendre pleinement connaissance des documents du marché, de les analyser et de formuler leurs questions. Nous rappelons que si la réglementation prévoit des délais minimum légaux pour l’élaboration des offres, c’est bien parce que plusieurs semaines sont nécessaires à cette préparation.
[1] Article 81, arrêté royal du 18 avril 2017 et article 79, arrêté royal du 18 juin 2017.
[2] Dans les secteurs spéciaux, on se réfèrera aux articles 138 (qui fait référence à l’article 59) et 145, § 4, de la loi du 17 juin 2016.
[3] Au sens des articles 36, § 3, et 37, § 5, de la loi du 17 juin 2016, dans les secteurs classiques, et au sens de l’article 118, §3, de la même loi dans les secteurs spéciaux.
2. Comment interroger l’adjudicateur ?
Qu’il agisse dans le cadre d’une procédure ouverte ou restreinte, ou dans le cadre d’une procédure permettant la négociation, nous avons vu que l’opérateur économique doit le plus souvent poser ses questions et demander les renseignements complémentaires avant une date-limite. Afin de se réserver la preuve qu’il a averti l’adjudicateur dans le respect de ce délai, l’opérateur économique avisé prendra la précaution de s’adresser à l’adjudicateur par la voie d’un recommandé, électronique ou postal selon que l’adjudicateur fait ou non usage de la dématérialisation de la procédure de passation, seule garantie de la date d’envoi.
Il est aussi possible, le cas échéant, de poser ses questions via le forum ouvert sur la plate-forme e-Tendering. Ce forum de questions-réponses doit avoir été ouvert par l’adjudicateur, qui s’en sert pour communiquer les précisions et renseignements complémentaires aux opérateurs économiques. Ce forum fait partie des « moyens de communication électroniques » dont l’article 14, § 1er, de la loi du 17 juin 2016 impose l’utilisation pour toutes les communications et tous les échanges d'informations entre l'adjudicateur et les opérateurs économiques au cours de la procédure de passation du marché. Il présente les garanties de sécurité et confidentialité requises par la réglementation, les mêmes garanties qu’un envoi recommandé électronique.
L’opérateur économique se gardera d’interroger l’adjudicateur oralement ou par e-mail : ces modes de communication ne présentent pas les garanties suffisantes pour s’assurer que la réglementation et les principes généraux des marchés publics sont respectés. Seul un écrit formel permet de se réserver la preuve de la formulation exacte de la question et de la date à laquelle elle a été posée.
L’obligation de recourir aux moyens de communication électroniques ne fait pas obstacle à l’organisation d’une séance d’information et/ou d’une visite des lieux d’exécution du marché, lors de laquelle, bien entendu, les opérateurs économiques sont aussi autorisés à poser leurs questions. Mais l’adjudicateur qui organise une telle session ou visite doit veiller à respecter le cadre réglementaire : la communication orale est autorisée « à condition de garder une trace suffisante du contenu de cette communication orale conformément à l'alinéa 2 et qu'aucune information qui ne se trouve pas déjà dans les documents de marché ne soit communiquée. Cette documentation est diffusée auprès de tous les intéressés »[1]. L’alinéa 2 en question interdit que la communication orale porte sur des éléments essentiels de la procédure (dont les documents du marché, les demandes de participation et les offres) et impose de conserver une trace suffisante de la communication (notamment des notes écrites, des enregistrements audio ou un résumé des principaux éléments de la communication). Si la communication porte sur un élément essentiel de la procédure, tel que le cahier spécial des charges, l’adjudicateur doit la transmettre par écrit afin de la hisser au rang des documents du marché (cf. infra).
[1] Article 14, § 4, dernier alinéa, loi du 17 juin 2016.
3. La réponse de l’adjudicateur
L’adjudicateur saisi d’une question ou d’une demande de complément d’informations doit répondre aux opérateurs économiques, et ce quelle que soit la procédure de passation suivie, quel que soit l’opérateur économique à l’origine de l’interpellation et quelle que soit la nature de la question.
Dans un arrêt n°223.512 du 17 mai 2013, le Conseil d’État a sanctionné un adjudicateur qui avait laissé sans réponse les questions d’un soumissionnaire, alors qu’il avait répondu aux questions de son concurrent (sans communiquer cette réponse aux autres participants) : « En laissant sans réponse les demandes de renseignements des requérantes et en restant en défaut d’établir qu’elle leur aurait communiqué le courrier [de réponse adressé au concurrent], la partie adverse n’établit pas à suffisance que, plus amplement informées, les requérantes n’auraient pas adapté leur offre en conséquence, mérité des appréciations plus favorables de celle-ci et obtenu dès lors un nombre de points supérieur »[1].
Plus récemment, dans un arrêt n°240.226 du 18 décembre 2017, le Conseil d’État a sanctionné un adjudicateur qui avait opéré un tri parmi les questions reçues et avait décidé de répondre à certaines (les questions « principales » selon lui) via le forum de questions-réponses et à d’autres par courrier directement adressé à l’auteur de la question (et donc pas à tous les participants) : « Les réponses apportées par la partie adverse à l'attributaire du marché, sur des questions techniques, dont les requérants n'ont pas eu connaissance a eu pour effet de rompre le principe d'égalité entre les soumissionnaires »[2].
Dans ces arrêts, l’un des arguments des requérantes était la rupture de l’égalité de traitement entre les soumissionnaires : l’adjudicateur n’avait pas apporté les mêmes compléments et précisions à tous les soumissionnaires intéressés par le marché. Ce principe général des marchés publics s’applique quel que soit le mode de passation du marché, ce qui a pour conséquence que même en procédure négociée sans publication préalable (ou sans mise en concurrence préalable, dans les secteurs spéciaux), voire même dans les marchés de moins de 30.000 EUR HTVA, l’adjudicateur doit veiller à ne pas communiquer d’information privilégiée à un opérateur économique et pas aux autres. Et, comme dans le second arrêt cité, il ne lui appartient pas de décider quelles questions sont « principales » et quelles questions sont « secondaires », au risque de mal communiquer des réponses qu’il croit être « secondaires » mais qui sont, en réalité, plus importantes. Aux yeux de l’opérateur économique qui l’a posée, chaque question est importante.
En réalité, l’adjudicateur qui apporte un complément ou une correction à ses documents du marché doit généralement le faire par la voie d’un avis rectificatif.
Comme déjà esquissé plus haut, cette obligation découle indirectement de l’article 14 de la loi du 17 juin 2016, précité. Conformément à cette disposition, si l’adjudicateur venait à corriger ou compléter ses documents du marché (un élément essentiel de la procédure) suite à la séance d’information ou visite des lieux (communication orale), il devrait nécessairement communiquer « officiellement » cette correction ou ce complément, et donc faire usage d’un avis rectificatif (en règle générale) ou d’un écrit adressé à tous les soumissionnaires potentiels (à condition qu’il les connaisse, donc soit dans le cadre d’une procédure sans publication préalable ou sans mise en concurrence préalable, soit dans le cadre d’une procédure en deux ou trois étapes, dans lesquelles seuls les candidats sélectionnés, et donc connus de l’adjudicateur, peuvent remettre une offre).
Plus généralement, l’article 9 de l’arrêté royal du 18 avril 2017 relatif à la passation des marchés publics dans les secteurs classiques (et sa disposition-sœur dans les secteurs spéciaux, l’article 9 de l’arrêté royal du 18 juin 2017) impose l’utilisation d’un avis rectificatif lorsque l’adjudicateur entend « rectifier ou compléter une publication officielle », telle que les documents du marché publiés lors du lancement de la procédure[3]. L’adjudicateur veillera à publier cet avis le plus tôt possible car la réglementation prévoit désormais des reports « automatiques » de la date ultime de dépôt des offres lorsque l’avis rectificatif est publié quelques jours seulement avant la date initialement fixée :
- « Pour les marchés dont le montant estimé est égal ou supérieur au seuil fixé pour la publicité européenne, lorsqu'un avis rectificatif est publié entre le septième et les deux derniers jours précédant la date ultime de la réception des demandes de participation ou des offres, ladite date est reportée d'au moins six jours. Lorsqu'un avis rectificatif est publié dans les deux derniers jours précédant la date ultime précitée, ladite date est reportée d'au moins huit jours.
- Pour les marchés dont le montant estimé est inférieur au seuil fixé pour la publicité européenne et sans préjudice de l'article 8, § 1er, alinéa 3, lorsqu'un avis rectificatif est publié dans les six derniers jours précédant la date ultime de la réception des demandes de participation ou des offres, ladite date est reportée d'au moins six jours. »
La communication directe, aux opérateurs économiques, des modifications apportées aux documents du marché ne doit être réservée qu’aux procédures dans lesquelles l’adjudicateur connaît l’identité des soumissionnaires potentiels, parce qu’il a adressé son invitation à soumissionner à un nombre restreint d’opérateurs économiques (comme expliqué ci-dessus, il s’agirait des procédures sans publication préalable ou sans mise en concurrence préalable et des procédures qui ont déjà connu une étape de sélection, au terme de laquelle seuls les candidats sélectionnés ont été invités à poursuivre la procédure). Dans les autres hypothèses, l’adjudicateur ne peut pas être certain de l’identité des soumissionnaires potentiels, même si sa prospection n’a livré que peu de résultats en termes de concurrence : il ne peut jamais exclure la participation d’un opérateur économique qu’il ne connait pas encore, d’un opérateur économique étranger ou d’un groupement d’opérateurs économiques.
[1] CE, arrêt n°223.512 du 17 mai 2013, SC sous forme de SPRL Syntaxe – Bureau d’architectes, e.a.
[2] CE, arrêt n°240.226 du 18 décembre 2017, SPRL Gérard-Lemaire et Associés, e.a.
[3] L’Annexe 4 de l’arrêté royal du 18 avril 2017 impose aux adjudicateurs de renseigner, dans l’avis de marché, l’adresse électronique ou internet sur laquelle les documents du marché sont mis à disposition en accès sans restriction, complet, direct et gratuit. L’Annexe 3 de l’arrêté royal du 18 juin 2017 prévoit la même obligation dans les secteurs spéciaux, mais seulement dans le cadre de procédures ouvertes.